Synthèse
La révolution des technologies de l’information et de la communication amorcée à la fin du XXe siècle modifie profondément notre vision du monde et de l’autre : elle crée de nouveaux espaces transformant les usages techniques, modèles économiques et rapports socio-culturels humains.
Internet est un réseau mondial de communication affranchi des contraintes spatio-temporelles du monde tangible. C’est aujourd’hui une grande partie du patrimoine culturel humain qui y est numérisé. Séparé de sa forme originelle (livre, disque, dvd), il s’éparpille sur le web, bribes de texte, de sons et d’images voguant au gré des courants électriques.
Je place ma recherche du point de vue de l’auditeur, en assumant le fait que le numérique aie modifié les comportements d’accès et de partage des expériences culturelles.
La musique enregistrée est l’un des premiers biens culturels touché par une “dématérialisation” massive.
« La Musique, entre tous les arts, est le plus près d’être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu’elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de reproduction et même de production.
Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus mêlé à l’existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne ou imite le fonctionnement organique. »
Étant par définition évanescente, la matière sonore se prête facilement à la numérisation : ce changement de matérialité n’altère, à priori, que très peu l’essence de l’expérience musicale. De ce fait, elle me semble être une excellente entrée au cœur de la question du besoin de formes tangibles (ou non) du contenu numérisé.
À une époque ou cet art est totalement indispensable et intégré notre quotidien :
Comment s’opèrent, sur le plan technique, les changements d’état de la matière sonore générés par la transition numérique? Et quels en sont les effets économiques et socio-culturels ?
Plan
TECHNIQUE
- Du solide au liquide
- Matières invisibles
- De nouveaux espace-temps
ÉCONOMIQUE
- La musique, industrie culturelle
- Des biens aux réseaux
- Désensibilisations
SOCIO-CULTUREL
- Les nouvelles formes de curation
- Une culture globale
- Transformation de la notion de communauté
CONCLUSION PROVISOIRE
TECHNIQUE
Les pratiques de création et d’écoute de la musique sont, de l’invention du premier instrument à celle du micro-ordinateur, profondément liées à la technique. Les avancées techniques qui définissent les pratiques d’écoute de musique enregistrée à partir du XXe siècle sont dépendantes des découvertes physiques de leur temps (électricité, électromagnétisme, électronique, etc.). Les objets techniques qui en résultent modifient notre perception de la matière, du temps et de l’espace musical.
TECHNIQUE • Du solide au liquide
La première grande mutation dans le monde de la musique fut celle de l’enregistrement. Il permit de capturer la matière sonore évanescente pour la “solidifier” dans un support.
Depuis, l’innovation technologique a favorisé une évolution constante des supports d’enregistrement, laissant dans son sillage des formats et équipements (Formats : vinyle, cassette, CD, etc. Équipements : platine, magnétophone, lecteur MP3, etc.) rapidement remplacés malgré la subsistance de leur utilisation.
Dans une course effrénée à l’efficacité et à la miniaturisation, la musique numérisée l’emporte par sa reproductibilité, sa facilité d’accès, de transmission et de stockage. On assiste à une multiplication des appareils connectés multifonctions (Smartphones, tablettes, ordinateurs, etc.
Lors de l’entretien, Cedric Claquin utilise le terme « couteau suisse ») nous permettant de consulter des contenus musicaux présentés comme “immatériels”, réduisant l’importance des contenants uniques : les supports “matériels ”.
On remarque aujourd’hui une scission claire entre deux pratiques d’écoute des amateurs de musique enregistrée, qui néanmoins cohabitent :
L’écoute que l’on appellera “solide”, est celle ou le son est indissociable d’un objet concret et fini, qui lui est propre. (Le vinyle en est un bon exemple : le son est inscrit sur une galette d’acétate gravée de sillons.) Lorsqu’on en fait l’acquisition, il entre en relation directe avec notre corps : on peut le manipuler à volonté (le lire, le regarder, l’entreposer, le prêter) mais pas le modifier, il est de ce fait immuable.
Il est souvent l’objet de gestuelles et d’une écoute quasi-rituelles et parfois porteur d’une mémoire toute personnelle. Dans tous les cas, c’est un objet avec lequel on développe un affect, et la valeur qu’on lui assigne, parfois équivalente à sa rareté, peut aller jusqu’à la fétichisation.
L’écoute que l’on nommera “liquide” est celle où le son fluctue à travers des interfaces graphiques, articulations entre le monde physique et l’espace numérique qui traduisent les informations stockées dans la mémoire d’une machine sous forme de fichiers. Dans le cas du téléchargement on peut facilement les lire, les ranger, les déplacer, les modifier, les effacer. Dans le cas du streaming c’est un chemin qu’on emprunte, un lien appelant une ressource sur un serveur distant.
La forme brute, encodée, de cette d’information nous est indigeste : elle est abstraite à nos yeux. Ces fichiers acquièrent une valeur moindre car on ne les possède pas à proprement parler : ils sont pluriels, dupliqués des milliers de fois, fragmentés, partagés, dérivant de la Chine à l’Amérique en quelques millisecondes. Cette matière “nue” est certes plus fluide, mais aussi moins présente.
TECHNIQUE • Matières invisibles
Tout comme les données, la forme brute de la musique est invisible. Il s’agit d’énergies en transit dans un milieu : dans le cas de la musique, art de l’instant, ce sont des ondes qui traversent l’air pour faire vibrer nos tympans et nos corps. Lorsqu’elle est numérisée sous forme de données, il s’agit d’ondes électromagnétiques (photons) traduits en séries de valeurs binaires par l’ordinateur.
Le terme le plus souvent utilisé pour décrire les phénomènes intangibles et celui d’immatériel, terme notamment démocratisé par l’exposition de nouveaux médias numériques « Les Immatériaux » au centre Pompidou en 1985, ayant pour commissaire d’exposition le philosophe J.F. Lyotard, et par A. Gorz dans son ouvrage l’Immatériel.
L’immatériel est aujourd’hui un maître-mot du numérique: on parle de nuages de données, de flux d’informations…Toutes ces métaphores d’une énergie évanescente invisible nous poussent à rêver à une information incorporelle, flottant comme une âme dans les limbes numériques.
Et que faisons nous de l’invisible ? Des parcs de serveurs, des data-centers, reliées par des kilomètres de câbles courant au fond des océans aux quatre coins du monde ? Et les tonnes de déchets électroniques, cadavres de nos machines nées-obsolètes dans la course à l’innovation, sont-elles, elles aussi, immatérielles ?
Si certaines techniques peuvent être un véhicule privilégié pour le développement d’énergies renouvelables, il serait inconscient de faire penser le numérique comme une économie de l’immatériel proposant des solutions miraculeuses aux problèmes écologiques actuels ; cette vision néglige l’extraction des matières nécessaires à la fabrication du matériel électronique (comme le lithium) ; l’impossibilité de recycler la plupart des composants ou encore la consommation d’énergie gargantuesque des data-centers. (D’après Flippo dans La face cachée du numérique, les data-centers dans le monde consommeraient autant d’énergie que 30 centrales nucléaires.)
Pour aller plus loin, on pourrait proposer d’utiliser le terme « hypermatériel », utilisé par B. Stiegler pour décrire des technologies qui tendent à « maîtriser de la matière-énergie dans ses moindres états et à toutes échelles » et l’industrialisation de tous les aspects de
la vie.( Tiré du vocabulaire d’Ars Industrialis)
TECHNIQUE • De nouveaux espace-temps
Les changements d’état de la matière sonore induisent des modifications des situations d’écoute de la musique.
La musique est un art de l’instant présent, qui nécessite de contenir le passé. (On parle alors de protention. Voir Temporalité dans le lexique ) Elle est donc par essence la sensation du temps qui passe, et quand elle s’évapore et que le silence se fait, elle ne laisse qu’une trace altérable dans notre mémoire.
À ses origines la musique était une tradition de transmission exclusivement orale, elle avait un hic et un nunc (« Ici et maintenant » en latin.) et nécessitait la présence de l’artiste et s’exécutait à des moments précis (célébrations, moissons, initiations, etc.)
En capturant un événement sonore évanescent de tradition orale, l’enregistrement permet de différer le moment de l’écoute de celui de l’interprétation. L’instant passé, « gelé » dans un support de mémoire artificielle (Vinyle, disque dur, etc. voir Hypomnémata dans le lexique ), prolongement de notre mémoire naturelle, devient pérenne.
Il empêche sa disparition et permet sa conservation, sa remémoration (anamnésis chez les grecs) et sa transmission. Sauvée de l’oubli qui la menace dans notre mémoire imparfaite, la musique subsiste au-delà de la mort du corps de son auteur.
On peut alors “l’exhumer” quand cela nous chante.
L’invention de l’enregistrement permet de plier le temps au gré de nos envies et, en quelque sorte, de se soustraire aux lois de la nature.
L’enregistrement rend également possible la reproductibilité à l’identique de la musique (à l’instar de la photographie qui rend reproductible, pour la première fois, l’art visuel, Comme l’explique Walter Benjamin dans L’œuvre d’Art à l’époque de sa reproductibilité technique)
Avec le phonographe, puis le poste radio, cette musique plurielle sort des espace-temps communs dédiés (fêtes, cabarets, concerts, etc.) pour entrer dans l’espace domestique de chacun (dans sa discothèque propre). De plus en plus présente dans le quotidien, elle ne rythme plus nos vies, mais s’adapte à notre rythme propre.
Avec le walkman, ancêtre de l’Ipod, la musique devient d’autant plus mobile qu’elle nous accompagne dans tous nos déplacements. Aujourd’hui, elle est plus que jamais intégrée à notre vie, jusqu’à devenir un « fond sonore » accompagnant diverses activités. Dans ce « continuum musical » les moments de silence, éléments inhérents à la musique, se raréfient.
Les nouvelles technologies (notamment le micro-processeur) et l’accès généralisé à la connexion ont rendus la musique ubiquitaire. Avec le streaming notamment, toute la musique du monde est là sous nos doigts, prête à être écoutée en tout lieu et à toute heure, sous condition d’être connecté.
Parallèlement le disque, puis internet sont des vecteurs de diffusion de la musique à l’échelle mondiale. Transférée dans le cyberespace, espace « transgressant les frontières nationales et abolissant les distances géographiques » (Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2002, p.373), elle circule plus vite et plus loin que jamais favorisant, comme le disque, l’interpénétration des cultures et la perméabilité des frontières. Cette explosion de la vision close de l’espace-temps, entraînée par des découvertes physiques et techniques, décuple les possibilités d’écoute et influent considérablement sur le modèle économique de l’industrie de la musique.
ÉCONOMIQUE
Depuis l’invention de l’enregistrement, et plus particulièrement du microsillon, la musique est devenue une industrie culturelle (Théorisée par Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison, 1974), au sein de laquelle l’image devient primordiale. La transition vers une ”économie des réseaux” (Terme utilisé par Jeremy Rifkin) représente un bouleversement du modèle économique, et permet un accroissement du choix musical, peut-être même jusqu’à saturation.
ÉCONOMIQUE • La musique, industrie culturelle
Attachée à l’objet-disque, la musique devient un bien aliénable et voit dans le même temps croitre sa médiatisation.
Ainsi, pendant les trente glorieuses, elle se transforme en véritable industrie culturelle de masse, contrôlée principalement par des majors qui produisent et des disques en série et les écoulent auprès de consommateurs désireux de nouveauté.
Cette situation crée un besoin de graphiques associés à l’objet technique, d’abord pour le protéger, puis l’identifier et enfin le rendre visible et désirable. On pourrait dire que le versant visuel de la musique, matérialisé sous la forme de la pochette par le graphiste, est un outil de marketing utilisé pour stimuler le désir de possession de biens culturels en créant de l’affect chez le consommateur.
Dans un monde de perceptions guidées majoritairement par l’œil (Lacan et Freud parlent de pulsion scopique, l’homme étant un être ayant un rapport privilégié au visuel), on peut considérer que le besoin éventuel de matérialité et de présence visuelle de la musique soit crée par la nécessité de rendre d’abord visible, puis possédable une énergie qui nous échappe.
L’image devient un véhicule important de l’univers d’un artiste, créant une certaine attente. Le designer a donc un rôle de médiation entre l’artiste et le public, en interprétant un univers sonore sous forme d’imaginaire visuel, pour recréer un lien avec le contexte de la création de la musique dont celle-ci se retrouve séparée.
Au delà du simple outil de marketing, certains artistes ont su faire du « cover art » un véritable espace d’expression et parfois même de subversion, un support de collaborations prolifiques entre artistes, ainsi qu’un vecteur de communication contribuant à la diffusion massive de musique enregistrée.
ÉCONOMIQUE • Des biens aux réseaux
Si le disque a amorcé une facilité d’accès à un choix grandissant de musique à moindre coût, la combinaison de la démocratisation d’internet et de la numérisation des œuvres musicales a grandement amplifié ce phénomène.
Avec le peer to peer, l’organisation en réseaux d’internet permet l’alimentation constante par pairs d’un catalogue fragmenté presque exhaustif de l’histoire musicale humaine dans lequel chacun est libre de piocher à volonté, sans contrepartie. L’utilisateur prend donc part au processus de transmission de la musique, créant une nouvelle diversité, bien que ces pratiques soient illégales.
On y verra un lien fort avec les pratiques collaboratives de l’open culture, qui soutiennent un accès débridé aux ressources culturelles. La possibilité de partage et la liberté d’accès prennent le pas sur la prévalence des droits de propriété intellectuelle, au grand dam des acteurs de la musique qui voient leurs ventes baisser sans agir pour autant. Dépossédés de leur matière première, certains condamnent fervemment ce nouveau modèle (Avec la loi des Digital Rights Management à la fin des années 90.)
Quelques années plus tard fleurissent les premières plateformes de téléchargement musical payant en ligne (Itunes), puis de streaming “Freemium” (Deezer, Spotify) et sponsorisé (Youtube), au choix presque aussi gigantesque que dans le cas du peer to peer. Ce nouveau modèle en prise de vitesse est celui de l’avènement du contenu sur la forme, et de l’accès sur la propriété.
Lors de l’écoute en streaming, la musique ne nous appartient plus exclusivement, on loue un accès temporaire à un flux de musique, devenant de ce fait consommateur d’une expérience culturelle qui peut nous rendre dépendant du prestataire qui nous loue ce service.
Il serait donc objectif de questionner l’éthique de ce mode de consommation, en se demandant qui en tire profit.
ÉCONOMIQUE • Désensibilisations
L’accessibilité à cette matière sonore infinie peut amener à un épuisement du désir de l’auditeur pour la musique.
« Le fait de disposer d’une telle quantité de produit sonore n’élimine-t-il pas l’effort qui autrefois était nécessaire pour « mériter » la musique (…) Ne contribue-t-il pas à appauvrir la sensibilité ? » (Umberto Eco, La musique et la machine, p.13)
En effet, le temps qui sépare l’expression du désir de sa satisfaction tend à s’approcher de zéro, ce qui réduit considérablement l’impatience qui précède l’acquisition et l’écoute, ultime récompense de l’attente.
L’auditeur peut être pris de « boulimie », zappant toujours plus vite car submergé d’envies transitoires moins réfléchies. Se voyant dans l’incapacité de “tout écouter”, il finit parfois par ne plus apprécier son écoute.
D’autre part, les formats numériques peuvent remettre en question la légitimité de la symbolique et de l’affect porté par les formes sensibles non-auditives de la musique (objet, image). En déplaçant son milieu de stockage hors de notre portée, le contenu est archivé à distance de notre corps, il disparaît pour un temps de notre environnement.
Séparés de leur enveloppe matérielle symbolique, “désincarnés”, ces contenus deviennent plus difficiles à percevoir et à valoriser, car perdus sous le flot d’informations.
L’hyper-choix des catalogues géants de streaming peut être déconcertant pour un auditeur en recherche de nouveauté.
À une époque où le temps humain est une denrée rare, comment tracer des chemins dans les flux ininterrompu du cyberespace ? Qui sont les nouveaux guides ?
SOCIO-CULTUREL
La musique est une forme de communication et d’expression, ce qui a toujours fait d’elle un vecteur primordial de socialités et de communion.
Le numérique a modifié la façon dont nous construisons notre goût, personnellement et dans notre rapport à l’autre.
SOCIO-CULTUREL • Les nouvelles formes de curation
La curation est une pratique rendue nécessaire par la quantité grandissante de musique accessible sur le marché.
À la radio, le choix musical est entre les mains du programmeur : c’est lui qui décide de ce que les auditeurs peuvent écouter. Lorsque le disque était roi, l’audiophile se dirigeait à l’intuition, guidé tantôt par l’image, par un nom familier, le conseil d’un ami ou de son disquaire.
Le programmeur et le disquaire détiennent ce rôle emblématique de passeur appliqué à une transmission de musique tantôt massive, tantôt personnalisée, permettant de découvrir de nouveaux territoires musicaux.
C’est aujourd’hui le rôle emprunté par les plateformes de streaming, dignes successeurs de la radio, et de leurs curateurs humains et/ou algorithmiques proposant des recommandations précises et personnalisées aux utilisateurs. Ces médiations sont une aide précieuse pour écumer les millions de morceaux disponibles.
La technique la plus utilisée est celle du filtrage collaboratif qui consiste à construire des recommandations personnalisées en fonction des affinités et écoutes d’un utilisateur en le comparant avec d’autres utilisateurs ayant des goûts similaires. C’est donc l’auditeur qui, sans en être conscient, fournit des données pour alimenter ce système en constante évolution.
L’humain a toujours sa place dans les systèmes de curation, mais il est désormais assisté par des machines. Et si celles-ci peuvent s’avérer redoutablement efficaces, leur fait peut-être défaut la sensibilité et l’intuition humaine (nécessaires pour mettre en forme une playlist fluide par exemple) qui prime dans le domaine de la musique, si reliée à l’émotion personnelle.
Les géants du streaming se posent donc en nouveaux passeurs de l’industrie musicale, succédant aux majors dont ils partagent les catalogues, en contrôlant et commercialisant l’accès au contenu musical.
SOCIO-CULTUREL • Une culture globale
On pourrait questionner « l’objectivité » de ces systèmes de recommandations où la prise de risque n’est pas de mise, car ils sont souvent amenés à privilégier les artistes écoutés par le plus grand nombre (dû au filtrage collaboratif), en défaveur de la diversité culturelle. Umberto Eco parlait déjà en 1965 d’une « paresse intellectuelle » amenant à « vendre ce qui plaît ».
En effet, Internet n’échappe pas aux phénomènes de globalisation culturelle communs à la plupart des médias de masse. Comme le témoignent les nombreux phénomènes médiatiques éphémères du web qui disparaissent rapidement dans les archives de Youtube pour être vite remplacés, les réseaux sont aussi soumis à des tendances à l’obsolescence programmée.
Les juxtapositions improbables et les fichiers sans sources qui se baladent sur le web peuvent être vus comme altérants le sens d’une musique qui, déracinée, n’est plus liée à une histoire ou un territoire.
Mais ils peuvent également être vus comme événements de serendipité, qu’offre l’option « aléatoire » que proposent aujourd’hui beaucoup de lecteurs.
Si sous un certain angle internet peut être vecteur d’une uniformisation du goût, conséquence de la volonté de créer une musique universelle, il favorise également la diffusion à plus petite échelle d’artistes moins connus, découverts par hasard au fil d’hyperliens ou d’une écoute aléatoire. (Dans Mainstream, Frederic Martel parle de l’opposition et de l’évolution underground / mainstream)
L’amateur peut trouver beaucoup de plaisir à “creuser” pour déterrer des pépites musicales perdues sous des couches de contenu, permettant de découvrir des pratiques musicales véhiculant les idéaux d’autres espace-temps.
SOCIO-CULTUREL • Transformation de la notion de communauté
La musique permet de communiquer des significations culturelles. Elle est souvent symbole d’idéaux, d’émotions, ou d’opinions propres à une communauté sur laquelle elle exerce une certaine influence, notamment par l’image, en grande partie chez les jeunes.
La socialisation de la musique s’accomplit originellement dans un cercle de relations directes (famille, communauté, groupe d’amis, etc.) et aditionnellement dans l’anonymat collectif qu’offre une représentation de musique vivante (concert, célébration, etc.)
La situation d’une écoute incarnée vécue en présence du musicien fait se mouvoir la musique sous nos yeux “en chair et en os” et résonne à travers nos corps (vibrations, danse), dans le cas d’un rassemblement collectif, elle amène parfois à “faire corps”, lorsque dans une foule elle soulève des émotions communes, créant une relation de syntonie entre les humains.
Partager un instant musical est un événement profondément social. En rendant possible l’écoute individuelle, la technologie a réduit l’importance de la présence physique dans l’écoute musicale, et donc, d’une certaine forme de socialité et d’échange, que l’on retrouve autrement dans la musique “en direct” qui propose de nouveau une expérience sociale réelle.
Si le disque a d’une part favorisé une écoute plus personnelle, il a d’autre part rendu possible une nouvelle socialité grâce au partage de musique entre auditeurs (Prêt/don de disques, écoutes collectives, groupes d’amateurs, etc.).
Ces partages élèvent chaque auditeur au rang de curateur potentiel, c’est d’ailleurs le point de départ de la pratique du DJing, car le disc-jockey est un intermédiaire de transmission de musique enregistrée, faisant de la sélection un art à part entière.
Avec la transition du territoire vers le cyberespace, la notion de communauté évolue, de plus en plus basée sur des réseaux d’intérêts connectés plutôt que sur des communautés tangibles. On partage à distance hors de notre espace-temps originel, sans se voir ni se parler.
Si on peut craindre, comme l’avance Jeremy Rifkin, une « perte de l’empathie et du lien social profond » (Jeremy Rifkin, L’âge de ‘accès, p.414) due à la nécessité de médiation des expériences humaines par des interfaces techniques. Il faut aussi considérer le fait que ces nouveaux territoires permettent d’interconnecter l’humanité (à travers les réseaux sociaux par exemple) De ce fait, le lien social ne disparaît pas : ils change seulement de forme.
Il convient seulement d’être attentif à ne pas verser dans l’excès du fantasme numérique, et d’être conscient qu’une grande partie de la population est exclue de la nouvelle vie culturelle et sociale en ligne.
CONCLUSION PROVISOIRE
Il me semblerait donc juste de considérer que la transition numérique agit, pour la musique enregistrée, comme un pharmakon. Ce terme décrivant « La toxicité de ces nouvelles évolutions et leurs bienfaits. » questionne activement le fait que le numérique soit à la fois un « outil d’émancipation et d’aliénation ».
En effet, à travers le passage d’une écoute solide à une écoute liquide, la numérisation (comme le disque auparavant) a conféré à l’homme une extraordinaire liberté de choix et de personnalisation quant à ses situations et objets d’écoute, tout en permettant de la reproduire, de la conserver et de transmettre la musique à une plus grande échelle.
En rendant la musique ubiquitaire et en facilitant l’accès à une matière sonore “infinie” affranchie du temps et des frontières du monde tangible, la technologie a fluidifié l’experience d’écoute, mais également stimulé la création musicale.
Mais on peut aussi penser que, sur internet, ces mêmes possibilités de choix et d’accès instantané à un flux sonore continu et fragmenté puissent induire une désacralisation de la musique, perte de valeur et d’impact et de visibilité, et également d’attention, de désir et de curiosité pour celle-ci.
C’est probablement la raison principale du regain de popularité actuel du vinyle, objet de désir édifié en seul véhicule “authentique” de la musique par les amateurs pour son unité, sa présence et sa qualité d’écoute qui inclus les éléments “périphériques” de l’écoute comme l’image. (Dans Numérimorphose, Fabien Granjon : parle de la « consecration de l’album comme l’expression matérielle aboutie de l’œuvre musicale » )Contrairement aux modèles comme celui des géants du streaming, il permet de rémunérer les artistes plus directement, et donc d’alimenter la créativité.
La transition du milieu de consommation de la musique et d’autres formes d’expression culturelle de l’espace géographique à l’espace numérique entraîne de nouveaux monopoles de contrôle de l’accès au contenu. Ces nouvelles frontières peuvent créer une forme de dépendance pour les consommateurs, tout en excluant une partie de la population. De ce fait, elles menacent la liberté et la diversité culturelle.
Mais parallèlement, c’est une nouvelle culture du libre accès au savoir et de la collaboration qui se développe sur internet, vecteur d’une culture foisonnante et éclectique.(Hormis le peer to peer, on pensera aux projets artistiques en financement participatif ou aux initiatives de musique à prix libre.)
Dans notre monde en perpétuelle mutation, il m’apparaîtrait juste de ne pas craindre une “virtualisation” totale des pratiques culturelles et sociales humaines, et de considérer le cyberespace comme un milieu de partage à a fois constant et différé, vecteur d’un changement d’organisation du savoir (Comme le furent l’invention de l’écriture et de l’imprimerie. ), et d’une nouvelle communication plus globale (Comme le téléphone au temps de son invention).
Ces nouvelles formes de communication ont le pouvoir de façonner de nouveaux espaces de liberté et de tisser de nouvelles formes de liens sociaux dans le monde tangible, à l’image des Fab Labs.
OUVERTURE
La numérisation des contenus culturels nous amène donc à repenser constamment notre monde au rythme effréné du progrès technologique. Et c’est avant tout le rôle du designer d’inventer les formes futures de ces contenus pour les adapter à leur nouveau milieu.
Lorsque Anthony Masure parle de « l’obsolescence d’une forme, ou sa persistance à l’état de fantôme dans une autre enveloppe » il décrit bien le fait que le designer doive s’extraire du modèle mimétique d’une forme profondément installée (comme le livre papier) lorsqu’elle s’incarne dans un nouveau médium. (Dans Ipad et mimesis, 2010)
L’imaginaire visuel de la musique enregistrée se verrait alors affranchi des limites de son enveloppe finie (la pochette rectangulaire), pour embrasser les nouvelles possibilités que lui offre la matière numérique, tout en conservant son rôle primaire de projection, de visibilisation et de valorisation d’un contenu.
Il est pour cela nécessaire de penser des images polyvalentes adaptables aux différents formats solides et liquides (vinyle, CD, écran d’ordinateur et de téléphone, etc.)
Il est également possible, dans l’optique d’un besoin de retour à des formats tangibles et sensibles de la musique (vinyle), d’imaginer des formes hybrides qui manifestent la présence de la musique « en puissance » dans notre environnement immédiat. En empruntant au tangible et au numérique leurs qualités (facilité et tactilité), ils proposeraient des circulations alternatives de la musique. (voir disposifit technique)
Dans tous les cas l’image demeurerait un vecteur primordial de découverte et de plaisir esthétique, ainsi que témoin de l’existence d’une matière invisible.