Georges Perec, écrivain et verbicruciste français né le 7 mars 1936 à Paris et mort le 3 mars 1982 à Ivry-sur-Seine devient à partir de 1967, membre de l'Oulipo, ou Ouvroir de Littérature Potentielle : un groupe international de littéraires et de mathématiciens. Premier d'une longue série d'ouvroirs rassemblés sous le terme Ouxpo, le X étant généralement remplacé par une syllabe articulable tel que OuMuPo (musique) ou OuBaPo (bande-dessinée). L’Oulipo est une association fondée en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais, avec comme cofondateur l'écrivain et poète Raymond Queneau. Le propre même du mouvement oulipien réside dans sa volonté de s’écarter des schémas d’écriture traditionnels. Georges Perec ne déroge pas à la règle et fonde ses œuvres sur l'utilisation de contraintes formelles, littéraires ou mathématiques, qui marquent son style comme dans La Disparition, où il reprend son obsession de l'absence douloureuse, un roman lipogrammatique* (il ne comporte aucun « e »). Paraît ensuite, en 1975, W ou le Souvenir d'enfance, puis La Vie mode d'emploi, dans lequel il explore de façon méthodique et contrainte la vie des différents habitants d'un immeuble.
*Le lipogramme (substantif masculin), du grec leipogrammatikos, de leipein (« enlever, laisser ») et gramma (« lettre ») : « à qui il manque une lettre », est une figure de style qui consiste à produire un texte d’où sont délibérément exclues certaines lettres de l’alphabet.
La Vie mode d'emploi est un livre extraordinaire, d'une importance capitale non seulement dans la création de l'auteur, mais dans notre littérature, par son ampleur, son organisation, la richesse de ses informations, la cocasserie de ses inventions, par l'ironie qui le travaille de bout en bout sans en chasser la tendresse, par sa forme d'art enfin : un réalisme baroque qui confine au burlesque. L'ironie, très douce, imperceptible, fantomatique, moirée, faite d'un détachement extrême, d'une méticulosité et d'une patience qui deviennent de l'amour… En résumé, c'est un prodigieux livre-brocante, qu'on visite sans se presser, à la fois livre fourre-tout, livre promenade.Cela donne des romans exotiques, extravagants, des crimes parfaits, des fables érudites, des catalogues, des affaires de moeurs, de sombres histoires de magie noire, des confidences de coureurs cyclistes… Jeux de miroirs et tables gigognes, entrez dans cet immeuble et vous ferez le tour du monde. Un vertige majuscule. Quand on en sort, on est léger comme une montgolfière. En quelques centaines de pages, fruits de neuf années de travail, Perec opère le ratissage délibéré, systématique, hallucinant du champ romanesque contemporain. Son livre est, sans doute, à la littérature ce que le Robert est à la lexicographie.
La Vie mode d'emploi est une des plus grandes œuvres de Perec, pour laquelle il reçut le prix Médicis en 1978. La conception et la réalisation de cet ouvrage s’entendirent sur neufs années, et en firent un ouvrage colossal, avec ses 600 pages, ses six parties plus un épilogue, ses 99 chapitres et ses 2000 personnages. Le roman retrace la vie d'un immeuble situé au numéro 11 de la rue Simon-Crubellier, dans le 17e arrondissement de Paris, entre 1875 et 1975. Il évoque ses habitants, les objets qui y reposent et les histoires qui directement ou indirectement l'ont animé. Ce roman est une somme des tous les genres : policier, sentimental, fantaisiste ou sociologique.
À l’origine, Perec imagine son livre comme « Un immeuble parisien dont la façade a été enlevée… De telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles. ». C’est cette coupe transversale de l’immeuble permet à Perec de générer un des aspects très souvent sollicité dans l’écriture oulipienne : la contrainte littéraire volontaire. L’écriture de son roman devient alors une mécanique solide et rationnelle. . Dans son cahier des charges, Perec établit 42 listes de dix éléments chacune (animaux, couleurs, personnalités, évènements, etc.), listes qui sont par la suite associées à un modèle mathématique, le « bi-carré latin orthogonal d’ordre 10 », grille de 10 × 10 cases qui se superposent au plan de l’immeuble pour en obtenir 100 cellules, qui lui donnent alors 99 possibilité de chapitres. Ce modèle permet à Perec de répartir dans chaque chapitre les 420 éléments listés sans rien laisser au hasard et en évitant toute répétition. Cette segmentation est une référence directe à la polygraphie du cavalier ou algorithme du cavalier.
Le problème du cavalier est un problème mathématico-logique fondé sur les déplacements du cavalier du jeu d'échecs : une case partageant un côté commun puis une case en diagonale dans la même direction. Un cavalier posé sur une case quelconque d'un échiquier doit en visiter toutes les cases sans passer deux fois sur la même. Perec établit, de ce fait, une grille par thème (style de mobilier, objets, animaux, formes, couleurs, ressort…), chaque case de la grille de 10 par 10 contenant un nombre qui reporte à une liste. Il tire les coordonnées à partir des coordonnées où se situe son cavalier virtuel dans la réalisation du chapitre (Le chapitre 1 commence arbitrairement dans la cage d'escalier en (6,4)). Les cases X, Y de deux grilles sont sans doublons. Ces contraintes lui font créer une fiche par chapitre, contenant une liste de mots/thèmes à utiliser dans le chapitre.
« Il aurait été fastidieux de décrire l'immeuble étage par étage et appartement par appartement. Mais la succession des chapitres ne pouvait pas pour autant être laissée au seul hasard. J'ai donc décidé d'appliquer un principe dérivé d'un vieux problème bien connu des amateurs d'échecs : la polygraphie du cavalier […]; il s'agit de faire parcourir à un cheval les 64 cases d'un échiquier sans jamais s'arrêter plus d'une fois sur la même case.[…] Dans le cas particulier de La Vie mode d'emploi, il fallait trouver une solution pour un échiquier de 10 x 10. J'y suis parvenu par tâtonnements, d'une manière plutôt miraculeuse. La division du livre en six parties provient du même principe : chaque fois que le cheval est passé par les quatre bords du carré, commence une nouvelle partie. » — Georges Perec, 1979, La polygraphie du cavalier, L'Arc, n° 76
La complexité du processus créateur oulipien de Perec lui permet une ordination drastique dans un désordre au préalable chaotique, et apporte à son récit une véracité et un sens du détail incomparable. Ces qualités d'ordination lui permettent également de plier un récit aussi complexe qu’immense dans un seul et même objet immuable : le codex. Or, si cette méthode de construction de l'ouvrage parait rigoureuse et extrêmement rationnelle, elle ne correspond pas à une logique narrative, pas plus qu'à un ordre chronologique. Il est donc possible dans un premier temps, de ne pas suivre la séquence choisie par l'auteur, et d'ouvrir le livre au hasard en commençant par n'importe lequel des chapitres (à l'exception du dernier), de la même manière que l'on peut commencer un puzzle par n'importe quelle pièce. De même que dans un second temps, Il est possible de suivre uniquement l'histoire des principaux personnages en se référent au plan de l’immeuble indiquant le nom des occupants des pièces et le numéro du chapitre correspondant. Enfin, dans un troisième temps, en se référent à l’indexation du roman, il est possible de suivre uniquement les histoires souhaitées. Le jeu de construction auquel s’est livré Georges Perec, lui a permis non seulement de faciliter la construction et la réalisation de son ouvrage, mais de pouvoir donner au lecteur des approches de narrations alternatives que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux supports et médias.
La narration traditionnelle est plus communément définie comme l’action de raconter, d’exposer une suite d’évènements sous une forme littéraire. Un texte narratif, un récit, est une histoire, réelle ou fictive, racontée par un narrateur, généralement à la première ou la troisième personne, selon qu'il est impliqué ou non dans l'histoire. On retrouve également trois types de point de vue : externe, interne ou omniscient. Dans la narration traditionnelle, le récit se déroule dans l'ordre de la narration. Il peut s'agir d'un récit d'aventures, d'un récit historique, d'un récit merveilleux, etc. En revanche, il ne faut pas confondre le récit et la narration. Le récit est l’histoire raconté, l’intrique : on parle alors du temps du récit, de la fiction. La narration est la façon de raconter, c’est le moment où l’on raconte l’histoire : on parle de temps de l’écriture. La narration peut être postérieure au récit. Le destin des personnages est raconté après coup, on utilise donc le temps passé. La narration peut également être simultanée au récit. L’histoire s’écrit au fur et à mesure de son déroulement et est donc au présent. En ce qui concerne la progression du récit, elle est soit par ordre chronologique, par anticipation ou par retour en arrière.
Au fil du temps, le désir de rompre avec le schéma de narration traditionnelle se fait pressentir, alors l’ordre chronologique rationnel de la narration est remis en cause, et l’on cherche de plus en plus à captiver et introduire le lecteur dans le récit. Initialement, le souhait de déconstruction de la narration s’introduit grâce aux flashbacks, aux ellipses, des flashforward et même parfois, les trois à la fois. Au début du 20ème siècles, les mouvements comme le Dadaïsme avec André Breton ou le Surréalisme refusent catégoriquement l’aspect superficielle de la linéarité et de l’ordre pré-établi, et opposent alors des systèmes comme l’écriture automatique à la création littéraire, afin d’écrire sans subir le contrôle de la raison et de laisser place à la spontanéité de la pensée. Par la suite, en 1959, Brion Gysin et Williams Burroughs réinvestissent le texte grâce à la pratique du Cut-Up en rassemblant des fragments de textes dans le but d’en former un nouveau. Le système du Cut-Up permet à la narration de s’émanciper de la linéarité, de l’ordination et de la hiérarchisation systématique de la pensée imposées par le récit. De plus, le Cut-Up, comme de nombreux supports liés aux mouvements subversifs, permettent de s’extraire de la forme narrative du codex, parfois trop réductrice. On retrouvera également ce souhait de narration non-linéaire dans les travaux futuriste de Mallarmé comme Un coup de dés jamais n’abolira le hasard en 1897, où il déconstruit les vers et investit les doubles pages pour n’en former qu’une seule, de même que le mouvement Oulipien comme nous l’avons vu avec Georges Perec, tente de ré-inventer sans cesse le récit, à la limite du livre-jeu, du livre dont on devient le héros.
L’investissement des artistes, des écrivains, à rompre avec les schémas traditionnels d’écriture, c’est traduit naturellement dans le champs du graphisme. Le designer graphique, joue un rôle principale dans la déconstruction de la narration linéaire, car il injecte une part d’aléatoire dans le récit, de par sa compétence à façonner le texte grâce à ses outils, et sa capacité à extérioriser le texte des formes du codex rationnel, indexé, notamment en ré-exploitant l’idée de l’interactivité dans le récit.
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L’évolution des supports narratifs s’associe à l’évolution des technologies. Si initialement, bien avant le codex, la narration s’inscrivait dans l’argile ou les murs, avec l’arrivée du livre et de l’imprimerie de Gutenberg en 1445, les schémas narratifs deviennent aussi unitaires que multiples. La narration interactive permet d’instaurer un dialogue avec le lecteur, le public, et ce grâce à la coopération de celui-ci ou bien encore grâce à la machine. Comme l’exprime Annick Lantenois dans Le Vertige du Funambule, l’homme exerce son influence sur le monde par la machine. Ces nouveaux supports interactifs permettent à la narration d’atteindre directement le corps et le coeur de celui qui en vie l’expérience. Cette collaboration qui s’opère entre l’homme et la machine a pour but de restituer une expérience sensorielle laissant une trace dans l’esprit de son public. La narration prend une forme de Story-telling.
Le souhait de ré-inventer la narration a généré une envie de ré-inventer les fonctions du livre dans lequel le récit était jusqu’à lors exposé. Cette fusion vit naitre de nouveaux types d’ouvrages comme les livres-jeux, souvent appelés livres dont vous êtes le héros. Ces livre sont initialement des romans ayant pour caractéristique d'être interactifs : en effet, le déroulement de l'histoire dépend des choix du lecteur. Ce genre, né dans les années 1960-1970, devient célèbre en 1982 avec Le Sorcier de la Montagne de feu. Ainsi, la narration devient plus ou moins subjective, et l’effet d’appropriation du récit par le lecteur est total. Bien que l’ordre du livre-jeu soit établit dans un codex pour des raisons pratiques, sa forme n’interfère pas dans l’ordre propre du lecteur. Les livres-jeux ont par la suite amené de nombreux lecteurs vers le jeu de rôle, autre forme de la narration interactive qui se déroule de façon orale et tangible. Généralement devant un plateau de jeu physique, les joueurs écoutent le narrateur ou maître du jeu, en charge de conter les divers évènements, contexte, personnages … tout en validant ou non les hypothèses énoncés par le narrateur grâce à des combinaisons de dés.
La narration interactive va également permettre de sensibiliser le lecteur dans le cas du livre, dans une immersion totale, en lui léguant une part de responsibilité, une part de subjectivité. C’est le cas pour le roman hybride de Alberto Hernandez, où le graphiste reprend le récit de Dr Jekyll et Mr Hyde. Hors la fixation de l’histoire, ce roman présenté sous la forme de supports désolidarisés et non pas dans une seule forme codex, nécessite certaines actions de la part du lecteur (déchirures, pliures …). Ces actions ont pour but d’accentuer ici l’effet pathologique vécu par le personnage principal, et de ce fait, suscitent une prise de conscience plus aïgue de la part du lecteur car ses sens sont sollicités. De plus, ici également, la question de l’ordre de lecture peut être remis en cause car la dualité des personnages peut conduire à un ordre alternatif. La narration interactive n’implique donc pas nécessairement l’action d’une machine, ce que permettent les livres hybrides à travers des formes nouvelles de façonnage.
Certains acteurs majeurs comme Etienne Mineur aux Éditions Volumiques ont travaillé de nombreuses années sur les systèmes de jeu, de narration, en expérimentant de nouveaux mode de lecture et de storytelling, notamment à travers des projets comme Le Livre qui disparait : un livre avec une temps de lecture imposé. Une resistance est placée dans le dos du livre, dès que celui ci est ouvert la resistance s’active et noircie au fur et à mesure les pages du livres, jusqu’à l’illisibilité totale de celui-ci. On retrouvera également chez Volumique bon nombre de livres électroniques, interactifs, de jeux narratifs en réalité augmentée.
Enfin, l’interactivité dans le récit, permet parfois à la narration de s’extraire totalement de la forme codex, papier, écran, comme une libération de l’ordre et s’applique désormais à tout type de surface. L’œuvre Hidden Stories de Red Paper Heart, présentée à l’exposition Sensory Stories, réunit 22 histoires, chacune représentée par une illustration murale. En pressant un cône, qui est en fait un dispositif sonore, contre chacune des illustrations, il est possible d’entendre un récit et de voir l’illustration s’animer. Le mur ici joue un rôle d’écran et montre aux yeux de tous les thèmes abordés par ces 22 histoires en les interprétant de façon graphique, néanmoins il n’est possible d’accéder à leur contenu qu’en écoutant le mur. Ici se crée un rapport intime entre le mur ayant le rôle d’interface et le spectateur, devenu acteur par le biais de l’interaction avec cette interface. Il n’y a pas de récit s'il n’y a pas la présence du public qui vient écouter au mur les multiples histoires que comprend l’oeuvre. Cette oeuvre permet également de soulever l’importance du rôle du récepteur dans la narration. L’éveil des sens dans le récit permet de développer de l’empathie chez le public qui se sent désormais physiquement engagé dans la narration.